Le corbeau à quatres pattes

Le choix de concevoir un spectacle à partir des écrits de Daniil Harms a été motivé par la dimension comique et tragique à la fois de ses textes et de sa propre destinée. Le rire et l'angoisse ne s'excluent pas l'un l'autre, mais ils forment un tout et permettent d'exprimer la réalité du monde. De cette réalité l'écrivain donne une vision cruelle, tragique, fantastique, absurde et grotesque, mais toujours pleine d'humour. Son oeuvre et les thémes qui en découlent sont indissociables du contexte historique de sa propre existence. Ils nous rappellent à quel point, dans les conditions extrêmes où se débattaient les écrivains russes des années 20-30, l'écriture constituait une échappatoire vitale.

L'auteur et l'époque

Daniil Harms, Iouvatchov de son vrai nom, est né en 1905 à Saint-Pétersbourg et mort en 1942 à Léningrad. C'est un personnage extravagant, vêtu comme un gentleman anglais, doué d'humour, de fantaisie et profondément religieux, à la limite de la superstition. Harms entre en littérature dans une période de bouleversements sociaux et de grande ébullition culturelle.

En 1928, il crée le mouvement OBERIOU (Association pour un Art Réel) et organise des soirées tapageuses où l'on lit des poémes "transrationnel" (zaoum) que l'on peut considérer comme la forme russe du dadaïsme littéraire.

A travers l'héritage des futuristes des années 10, les poétes OBERIOU luttent contre toute espéce de mauvaise littérature et de conformisme, et proposent un renouveau total du langage (néologismes, abandon de la syntaxe, recherche de dissonances etc.). En opposition à la poésie conventionnelle, ils introduisent dans leurs oeuvres les faits de la vie quotidienne, l'improvisation, les associations arbitraires, les rêves et les prières. Saisis par l'angoisse de leur époque (guerres, révolutions), ils expriment la solitude de l'homme et ses souffrances, la course du temps, la mort et la recherche de l'absolu.

En 1932, le parti interdira définitivement toutes les organisations littéraires, et comme la plupart de ses amis poétes, Daniil Harms vivra de la littérature enfantine. Il continue néanmoins à écrire des petits récits en prose et des nouvelles pour lui et ses amis. Alors même qu' il n'y a pas une ligne chez l'écrivain qui puisse être taxée d'anti-soviétique, il est arrêté plusieurs fois.

En 1940, Harms pressent une guerre imminente et voit son humeur s'assombrir. Son angoisse se perçoit dans son cycle de récits en prose, faits divers, où chaque personnage meurt à peine entré dans le récit. Il séjourne dans un hôpital psychiatrique et ne se sépare plus de sa serviette bourrée d'icônes. Le 23 août 1941, il est à nouveau arrêté et, six mois plus tard, il meurt en prison à l'âge de 36 ans, probablement de faim.